Société des enseignants BULLETIN No 22 / Didactique |
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Néo-darwinisme et théorie des jeuxJean-Philippe Antonietti, Institut de Mathématiques Appliquées, Faculté des SSP, Université de Lausanne, BFSH 2, CH-1015 Lausanne. jean-philippe.antonietti@ip.unil.ch. |
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Proposez à vos élèves un nouveau jeu de pure réflexion
qui se joue à deux et à découvert. Incitez-les
à rencontrer un maximum d'adversaires. Dans ces conditions, il
y a fort à parier que leur façon de jouer va se modifier.
Si initialement toutes les actions permises par les règles du
jeu leur paraissent équivalentes, avec l'expérience certains
choix leur sembleront plus judicieux que d'autres. Ils découvriront
que certains coups leur assurent la victoire alors que d'autres les
condamnent irrémédiablement à la défaite.
Comment pourrait-on schématiquement décrire l'évolution
de leurs connaissances du jeu et rendre compte de l'amélioration
de leurs stratégies ? Nous allons dans cet article tenter
de répondre à cette question.
Suite au jeu de la reproduction et du croisement, il arrive
parfois que certaines informations potentiellement utiles disparaissent
du pool génétique de la population; ces dernières
peuvent être éventuellement réintroduites grâce
à une mutation. Ce troisième opérateur, qui ne
se déclenche que très rarement, modifie aléatoirement
l'un ou l'autre des gènes d'un chromosome.
Comment définir les stratégies puis conséquemment les chromosomes ? Pour définir une stratégie, il suffit simplement de préciser pour chaque situation que peut rencontrer un joueur l'action qu'il exécuterait. Comment transformer cette information en un semblant de chromosome ? Rappelons qu'un chromosome est une très longue molécule d'acide déoxyribonucléique (ADN) qui renferme toute l'information génétique de la cellule et que cette information est codée linéairement à l'aide de quatre types de bases nucléotidiques: l'adénine (A), la cytosine (C), la guanine (G) et la thymine (T). Formellement, un chromosome n'est donc rien d'autre qu'une chaîne de caractères, un très long mot, composé à l'aide d'un alphabet restreint de quatre lettres. Pour donner à une stratégie une forme analogue, il faut commencer par définir un alphabet. Dans notre exemple, celui-ci sera constitué par les nombres 1 à n qui correspondent au coup permis. Puis il suffit de concaténer autant de caractères que de configurations possibles du jeu. Dans une cellule le code génétique s'exprime en deux étapes: dans un premier temps, la séquence des bases nucléotidiques d'un brin de la double hélice d'ADN est transcrite en un brin complémentaire d'acide ribonucléique (ARN) messager; dans un second temps, l'ARN messager est traduit en protéine. Pour extraire l'information d'un "chromosome-stratégie", il faut recourir à une table de conversion qui assigne à chaque position du chromosome une configuration possible du jeu. Chaque caractère définit le coup à exécuter dans la situation définie par la position du caractère. Considérons à titre d'exemple le cas n = 6. Le joueur A, qui commence, peut rencontrer 22 situations différentes. Représentons-en quelques-unes (voir fig. 3).
La première situation à laquelle le joueur A peut
être confronté est un damier vide, les 15 suivantes sont
des damiers recouverts de 2 pions, les 6 suivantes sont des damiers
recouverts de 4 pions. Dans la situation 1, A peut choisir entre 6
actions: jouer en 1, en 2, en 3, en 4, en 5, ou en 6. Dans les situations
2 à 17, A a le choix entre 4 actions. Dans les situations 18
à 22, il ne lui reste chaque fois que deux possibilités.
Pour définir sans aucune ambiguïté la stratégie
d'un joueur qui commence, il suffit d'indiquer la manière dont
il jouerait dans chacune des 22 situations qu'il est susceptible de
rencontrer. Pour n = 6, le premier joueur a donc
le choix, sans tenir compte de la symétrie, entre 61 * 415 * 26 = 412'316'860'416
stratégies différentes.
Supposons que les stratégies des joueurs A et B soient définies par les deux chromosomes suivants (voir fig. 5):
Ces deux chromosomes représentent le génotype des joueurs
A et B. S'ils s'affrontent voici leurs échanges (voir fig. 6):
Cette partie est l'expression de l'information portée
par leur génotype, elle représente ce que nous pourrions
nommer les phénotypes des joueurs A et B. avec
La diversité locale, d(x), prend une valeur comprise
entre 0 et 1. Si d(x) = 0, alors la diversité
est nulle, tous les individus de la population choisissent dans la situation
x la même action. Si d(x) = 1,
alors la diversité est maximale, toutes les actions semblent
équivalentes, aucune n'est préférée; dans
ce cas, pour tout i: fi = 1/m (4).
L'évaluation de la diversité nous fournira quelques
indices de l'évolution des stratégies. En effet,
si la diversité au sein d'une population diminue, cela signifie
que certains individus ont réussi à s'imposer. Ils savent
donc sûrement mettre en oeuvre de judicieux stratagèmes
et toujours opter dans les situations délicates pour le bon coup.
La diminution de la diversité au sein d'un population signale
donc que la connaissance qu'ont les individus de leur environnement
a augmenté.
Au début la diversité est maximale dans les deux populations,
aucune force sélective ne s'est encore exercée sur elles.
Mais au cours du temps les deux populations se différencient
très nettement. La diversité de la population A commence
par diminuer légèrement, puis après quelques générations
se met à croître pour finalement atteindre la diversité
maximale. La diversité de la population B, quant à elle,
décroît de manière quasi-monotone pour converger
vers une valeur d'équilibre. En définitive seule la population
B change, se spécifie. Post-scriptum: S'il est facile de montrer qu'au jeu des triplets
le premier joueur peut toujours gagner lorsque n est impair,
cela n'est plus aussi simple lorsque n est pair. Sur la plupart
des terrains pairs le joueur qui commence semble pouvoir gagner, mais
il y a des exceptions et celles-ci ne suivent aucune loi connue ! CHAPEVILLE, F. ET AL. (1979). Le darwinisme aujourd'hui. Paris : Seuil. DE POSSEL, R. (1936). Sur la théorie mathématique des jeux de hasard et de réflexion. In H. MOULIN, (1979), Fondation de la théorie des jeux (pp. 83-120). Paris : Hermann. GARDNER, M. (1986). Le monde mathématique de Martin Gardner. Paris : Pour la science. GENOUD, A. (1999). Les jeux de Nim. Math-Ecole, n° 186, 17-25. HOLLAND, J. H. (1975). Adaptation in natural and artificial systems: an introductory analysis with applications to biology, control, and artificial intelligence. Ann Arbor : The University of Michigan Press. JAQUET, F. (1997). Jeux de NIM. Math-Ecole, n° 176, 25-34. PIAGET, J. (1967). Intelligence et adaptation biologique. In Les processus d'adaptation: symposium de l'Association de psychologie scientifique de langue française, Marseille, 1965 (pp. 65-81). Paris : Presses Universitaires de France. ZERMELO, E. (1913). Uber eine Anwendung der Mengenlehre auf die Theorie des Schachspiels. Proceedings, Fifth International Congress of Mathematicians, 2, 501-504. |
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(c) J.-Ph. Antonietti, 1999
(Cet article a également paru dans Math-Ecole no 187) |