Société des enseignants 
neuchâtelois de sciences(SENS)

BULLETIN No 20 / Histoire

Les n'ombres chinoises (2e partie) les débuts de la réflexion mathématique en Chine ancienne

Jean-Paul Reding, Neuchâtel et Université de Zürich

2. LES METHODES DE CALCUL

Le mathématicien chinois, vous l'aurez deviné, se déplace avec sa tête et ses baguettes. Après, n'importe quelle surface plane peut lui servir de support pour ses calculs.

Les opérations mathématiques elles-mêmes sont grandement facilitées par cette représentation des chiffres et des nombres. En effet, le système que nous venons de voir n'était pas destiné à être écrit, mais plutôt à être représenté au moyen de groupes de baguettes, posées tantôt dans le sens vertical, tantôt dans le sens horizontal. Il est hautement probable, enfin, que les mathématiciens se servaient de grilles, soit virtuelles, soit expressément marquées, pour délimiter un espace entre chaque nombre. Quant au fameux boulier chinois, il n'est utilisé en Chine que depuis le 16e siècle de notre ère et n'est vraisemblablement même pas d'origine chinoise.

Beaucoup d'opérations mathématiques différentes pouvaient être effectuées au moyen de ces baguettes: outre les opérations arithmétiques simples, comme l'addition ou la division, on utilisait également les baguettes pour l'extraction de racines carrées et même cubiques. On pouvait aussi représenter des systèmes d'équation, comme nous le verrons dans un instant. Les nombres négatifs étaient simplement représentés par des baguettes de couleurs différentes. Les baguettes sont en fait à la fois une représentation graphique du système de numération et un instrument de calcul manuel. Le mathématicien ajoutait ou enlevait des baguettes, les déplaçait d'une case dans une autre, selon les règles de calcul qu'il suivait.

Voici, en utilisant cette méthode, un exemple de multiplication. Afin de simplifier notre présentation, nous allons mettre des chiffres arabes. Multiplions 147 par 387.

Fig. 4 La multiplication

      3 8 7
           
           
           
      1 4 7

Les lignes centrales sont laissées vides; elles servent à noter des résultats intermédiaires. La première opération consiste à multiplier 147 par 3. Notez que, pour ce faire, 3 et 7 sont placés dans la même colonne. Le résultat intermédiaire 441 est noté dans la ligne médiane.

      3 8 7
4 4 1      
           
           
  1 4 7    

Ensuite, c'est au tour de 8. Le résultat (8 x 147 = 1176), est à nouveau reporté dans la ligne médiane. Les multiplicateurs ayant déjà fait leur travail sont laissés de côté lors de l'opération suivante.


        8 7
4 4 1      
1 1 7 6    
           
    1 4 7  

La troisième étape se fait de manière analogue: 7 x 147 = 1029

 

          7
4 4 1      
1 1 7 6    
  1 0 2 9  
      1 4 7


A chaque fois, le multiplicande est décalé d'une case. A la fin, les trois lignes médianes sont additionnées:


           
4 4 1      
1 1 7 6    
  1 0 2 9  
5 6 8 8 9  

Quelques textes littéraires ont décrit des mathématiciens durant leur travail, et tous ont été étonnés par la rapidité avec laquelle s'effectuaient ces opérations, de sorte que les baguettes, comme il est dit, avaient l'air de voler.

Les chiffres en baguette ont connu un essor remarquable et pouvaient s'adapter à de nouvelles tâches. Ainsi, pour représenter des nombres négatifs, on utilisait des baguettes de couleur différente: noir pour les nombres positifs, rouge pour les négatifs. Plus tard, au tournant du premier millénaire, on s'en servait pour représenter des systèmes d'équation entiers.

Il était également possible de résoudre, au moyen de cette méthode des baguettes, des équations à deux, voire trois inconnues, et même des équations indéterminées. Le calcul avec les baguettes est important pour le développement de l'histoire des mathématiques chinoises, puisque chaque progrès signifie également une nouvelle manière de manier les baguettes. L'avantage des chiffres en baguette est justement qu'il y a toujours une correspondance rigoureuse et sans équivoque entre le symbolisme et les nombres manipulés. Ainsi, un 5 (représenté par une seule baguette horizontale) était échangé contre 5 baguettes verticales si les calculs l'exigeaient.

Le problème suivant se trouve énoncé par un des plus anciens traités de mathématiques chinoises, le Jiuzhang suanshu, du 1er siècle avant notre ère.

Fig. 5 Exemple d'équation à deux inconnues

2 boeufs et 5 moutons valent 8 taels (unité de monnaie); 5 boeufs et 2 moutons valent 10 taels. Combien valent respectivement un boeuf et un mouton? (1)

L'énoncé du problème se note de la manière suivante:

 

gauche droite
2 5 bœufs
5 2 moutons
8 10 taels

On commence par multiplier le premier chiffre de la colonne de droite par chaque valeur de la colonne de gauche, donc 5x2, 5x5, 5x8, et on réécrit de cette manière la colonne de gauche (= gauche'); après cela, on exécute, symétriquement, la même opération en partant cette fois-ci de la première valeur de la colonne de gauche (2x5, 2x2, 2x10), ce qui nous donnera la nouvelle colonne droite':

 

gauche' droite'
10 10
25 4
40 20

Ensuite, on soustrait les valeurs de droite' de celles de la gauche' (10-10, 25-4, 40-20) pour obtenir une nouvelle colonne gauche''; la colonne droite' reste, pour le moment, inchangée:


gauche'' droite'
  10
21 4
20 20

Ensuite, on recommence les multiplications, en prenant cette fois-ci la deuxième valeur de la colonne de droite (4x21, 4x20), ce qui donnera gauche'''; puis la même opération, symétriquement à gauche (21x10, 21x4, 21x20), ce qui donne droite'':

 

gauche''' droite''
  210
84 84
80 420

Après les soustractions de droite'' de gauche''' (0-210, 84-84, 80-420), on arrive au résultat suivant, avec une nouvelle droite''' et une gauche''' inchangée:

 

gauche''' droite'''
  - 210
84  
80 - 340

Maintenant, une simple division des deux valeurs de gauche et de droite amène au résultat final:

1 mouton vaut 80/84 taels, c'est-à-dire après simplification 20/21 taels;
1 boeuf vaut 340/210 taels, c'est-à-dire 34/21 taels.

Pour vérification: 5 boeufs valent 170/21 de taels; 2 moutons 40/21 de taels, donc en tout 210/21, c'est-à-dire 10 taels. On a donc bien ici affaire à une forme d'algèbre, que l'on écrit chez nous:

5x + 2y = 10
2x + 5y = 8

En fait, les mathématiciens chinois ont trouvé ici une sorte d'algorithme. Comme cet art est ancré dans la technique des baguettes, un historien des mathématiques chinoises a trouvé pour lui l'expression d'algèbre instrumentale (2).

3. LES GRANDES ETAPES DE LA PENSEE MATHEMATIQUE CHINOISE

Elles sont associées à des oeuvres précises, et souvent aux commentaires des anciens classiques mathématiques. La notion de classique ou de livre canonique (jing) est extrêmement importante en Chine et s'utilise dans tous les domaines. Les premiers textes mathématiques de la Chine ancienne datent des derniers trois siècles avant notre ère. Ils sont anonymes, comme la plupart des autres textes classiques d'ailleurs, même s'ils portent un nom, comme par exemple les Entretiens de Confucius ou le Daodejing du philosophe mythique Laozi. Commençons par le début:

I Zhoubi SuanjingLe classique du gnomon et des voies célestes circulaires ". Abstraction faite d'un écrit récemment trouvé dans une tombe (3), ce texte est le traité mathématique le plus ancien (2e s. avant notre ère) que nous possédons aujourd'hui. Il est particulièrement important pour l'histoire de l'astronomie, puisqu'il décrit plusieurs modèles de l'univers, tous géocentriques avec une terre plate. Le théorème de Pythagore s'y trouve clairement énoncé. D'autre part, ce texte connaît déjà les fractions.

II. Jiuzhang SuanshuLes neuf chapitres de l'art mathématique ".

Ce texte se présente comme un véritable manuel dans lequel sont regroupés 246 problèmes répartis en 9 chapitres (4). Cet ouvrage est la Bible des écrits mathématiques en Chine. Il date du 1er siècle avant notre ère et a beaucoup été commenté.

III. Sun Zi (vers 250 de notre ère)

Le troisième siècle de notre ère a vu éclore le talent de maître Sunzi, qui nous a laissé un traité intitulé " Le classique mathématique de Maître Sun ". Ce traité est surtout connu pour la solution qu'il donne au problème appelé justement " problème de Maître Sun ", ou encore aujourd'hui problème des restes:

Soit des objets dont on ignore le nombre. En les comptant 3 par 3 il en reste 2; en les comptant 5 par 5, il en reste 3 et en les comptant 7 par 7, il en reste 2. Combien y a-t-il d'objets? (5)

Le texte de Sunzi donne la réponse: 23; mais la règle qu'il donne est assez obscure à première vue:

En comptant par 3, il en reste 2; poser 140;
en comptant par 5, il en reste 3; poser 63;
en comptant par 7, il en reste 2; poser 30.

Faire la somme de ces trois nombres, on obtient 233.

Soustraire 210 de ce total, d'où la réponse: 23.

En général, pour chaque unité restante d'un décompte par 3, poser 70;
pour chaque unité restante d'un décompte par 5, poser 21;
pour chaque unité restante d'un décompte par 7, poser 15. Si la somme ainsi obtenue vaut 106 ou plus, ôter 105 pour trouver la réponse. (6)

Comment Sunzi en est-il arrivé à ces valeurs? 105 est le PPCM (plus petit multiplicateur commun) de 3, 5 et 7 (3 x 5 x 7 = 105). Les valeurs de 70, 21 et 15 sont plus difficiles à justifier, mais on y arrive:

70 est obtenu ainsi: 70 = 2 x (3x5x7/3)
21 est obtenu ainsi: 21 = 1 x (3x5x7/5)
15 est obtenu ainsi: 15 = 1 x (3x5x7/7)

Ce type de problèmes a été particulièrement important en Chine, puisque beaucoup de calculs relatifs au calendrier prenaient cette forme.

IV. Liu Hui (milieu du 3e siècle de notre ère)

La prochaine grande figure est Liu Hui, célèbre pour le commentaire qu'il fit du Jiuzhang suanshu. Liu Hui est le plus grand mathématicien de la Chine ancienne.

Liu Hui est célèbre dans toute l'histoire des mathématiques pour avoir tenté d'approcher la valeur de p au moyen d'une méthode originale. Nous y reviendrons.

V. Zhang Qiujian (milieu du 5e siècle de notre ère)

Son livre s'appelle simplement Zhang Qiujian suanjing Le classique mathématique de Zhang Qiujian. On y trouve le fameux problème dit " des cents volailles ", que l'on rencontre d'abord en Chine, puis en Inde et dans le monde musulman. Voici son énoncé:

Si un coq se vend 5 sapèques (unité de monnaie) l'unité, une poule 3 sapèques et 3 poussins une sapèque et si 100 sapèques permettent d'acheter 100 volailles, combien y a-t-il de coqs, de poules et de poussins?

VI. Zu Chongzhi (429-500) est à la fois astronome, mathématicien et ingénieur. Il calcula comme valeur de 355/113, et donna donc 6 décimales exactes avec: 3.141592. Il calcula le volume de la sphère.

VII. Liu Zhuo (544-610) et Wang Xiaotong (début du 7e siècle de notre ère) effectuent des percées en algèbre.

VIII. A partir du 7e siècle de notre ère, les ouvrages de mathématiques indiens commencent à être connus en Chine. C'est le début d'un échange fructueux, qui met en contact les mondes indien, chinois et musulman.

IX. Les mathématiques chinoises atteignent une première apogée avec la compilation, vers 750, d'un vaste recueil de traités mathématiques, le Shijing suanshu " Les dix classiques de calcul ".

X. Qin Jiushao (ca. 1202 - ca. 1261)

Auteur du Shushu jiuzhang " Neuf chapitres sur le calcul ", Qin Jiushao amène les mathématiques chinoises à leur sommet. Il arrive à résoudre des équations jusqu'au dixième degré. La méthode des indéterminés fait son apparition.

 

(c) J.-P. Reding, 1996